Journal d'un corps [Texte imprimé] / Daniel Pennac. - [Paris] : Gallimard, impr. 2012 (53-Mayenne : Impr. Floch). - 1 vol. (389 p.) ; 21 cm.
Titre magnifique, je partais donc avec un très bon a priori, sans compter que j'ai aimé ce que j'ai lu de Pennac (pas encore la saga Malaussène - un jour...) mais adoré Comme un roman que je relis au moins une fois par an quand mon appétit de lire a un coup de mou, et très bon souvenir des Kamo lus enfant (aussi lu Chagrin d'école, j'avais moins aimé).
J'aime ce qui relève du domaine du journal intime, de l'introspection, cela m'intéresse et me touche parce que moi-même j'aime mémoriser ce qui m'arrive, le noter, réfléchir à comment le noter (puisqu'il s'agit toujours d'une représentation, même avec une photo on ne colle pas strictement à la réalité, il y a toujours un point de vue, un parti pris).
Au lieu de sombre dans le lyrisme (bon, j'aime bien aussi, mais ça dépend comment c'est fait, si c'est avec une complaisance de gros sabots non merci), je suis de plus en plus tentée par ce qui se rapprocherait d'une certaine neutralité, en consignant uniquement des faits, des données objectifs, se limiter à l'intérêt documentaire de la chose. Et c'est bien ce dont il s'agit ici : le narrateur tient toute sa vie un journal qu'il ne veut pas "intime" dans le sens où il s'attacherait à ses pensées, mais qui suivrait les évolutions et manifestations de son corps.
Dans son cas cependant, il faut noter qu'il ne s'agit pas tellement (ou pas uniquement) d'une envie de prendre du recul, de la distance, mais plutôt au contraire de rattacher les wagons : enfant, il a du mal à prendre conscience de son corps, à le maîtriser, à le considérer comme à lui, il se sentait alors "désincarné". Ce journal est donc là pour "combler la distance entre son corps et son esprit" (guillemets approximatifs, je paraphrase peut-être).
Connaissant dès le début l'intention du narrateur je m'attendais à un résultat plus radical encore, une suite de considérations anatomiques sans contexte ni commentaire ; mais pas du tout, et c'est pourquoi, même s'il s'en défend, on peut considérer ce journal comme un "journal intime" selon moi, simplement, un journal intime d'un genre particulier, voilà tout. Il retrace toute la vie du narrateur, de ses 12 ans jusqu'à sa mort. Le tout entrecoupés de notes à Lison, sa fille à qui il lègue ce journal, notes se présentant comme des lettres et qui sont là pour faire les transitions entre des ellipses, compléter des informations, et commenter le journal (assez peu nombreuses, elles accompagnent la lecture sans l'entraver).
C'est le genre de livre qui t'aide à voir différemment le genre humain. En ayant plus conscience de son "animalité", on devient paradoxalement plus humain, c'est-à-dire plus indulgent envers notre corps, on ressent aussi plus de sympathie envers le corps des autres, qui sont à la fois nous-mêmes et des "outils" à la fois puissants et vulnérables, cf cette phrase touchante : "Pauvre médecin ! Passer sa vie à réparer un programme conçu pour merder."
En nous rappelant qu'on a un corps (oui, faut croire que je ne suis pas assez en paix avec lui pour m'en souvenir), ce bouquin nous incite à le respecter et à en prendre soin (sans moralisme aucun, il donne aussi - surtout ? - envie d'en jouir et de s'amuser avec). Et il nous aide aussi à dédramatiser nos émotions, l'angoisse notamment, qui, c'est vrai, est aussi liée au corps, l'envisager comme une faiblesse qui touche le corps, je n'avais jamais envisagé vraiment la chose sous cet angle.
Je craignais de me lasser, avant de commencer ma lecture je me disais : ouais, bon, l'adolescence, la découverte de la sexualité, ça va être sympa, mais une fois adulte, il ne va plus rien se passer, et ensuite, on aura la simple énumération de ses bobos de vieux, bouaarghh. Mais non, ce sont les dernières parties que j'ai préférées je crois bien ! On est de plus en plus dans le commentaire, dans une réflexion sur notre relation au corps, et puis remontent aussi des souvenirs liés à son corps, il n'est donc pas uniquement question de sa vieillesse dans le journal de ses dernières années.
Beaucoup de sympathie pour le narrateur, et ravie par cette entreprise, me donne presque envie de commencer le "journal de mon corps", c'est dire mon engouement. En m'apercevant qu'il parlait en fait évidemment du contexte, de son entourage, de ce qu'il ressent (les émotions sont certes liées au corps, mais on n'est jamais loin de l'épanchement sentimental, on a donc aussi accès à ses pensées, hein), au début j'ai pensé "beuuh, c'est de la triche !", mais en fait tant mieux, et ça n'empêche pas ce journal d'être très particulier. Sa crudité bonhomme m'a plu, j'ai seulement passé un passage où il est question de saignements de nez excessif, c'était trop pour moi.
Quelques extraits :
"L'autre peut être un remède à l'angoisse, à condition qu'il nous soit intimement étranger, un peu indifférent. Il n'est pas une journée de travail qui n'ait raison de mon angoisse. Dès que je franchis les portes de la boîte, l'homme social prend le dessus sur l'homme angoissé. Je suis aussitôt réceptif à ce que les autres attendent de moi : attentions, conseils, félicitations, ordres, encouragements, plaisanteries, engueulades, apaisements... (...) le rôle a toujours eu raison de mon angoisse. Mais les proches, eux, les nôtres, trinquent à tous les coups, parce qu'ils sont nôtres précisément, constitutifs de nous-mêmes, victimes propitiatoires du marmot que nous restons toute notre vie."
"(Image fugitive de tante Noémie dans son petit appartement de la rue Chanzy. Craignant la cécité, elle s'entraînait à marcher les yeux fermés. Quand elle devint aveugle, elle ne pouvait plus marcher)."
"Intrusion massive du corps commun dans l'autobus 91, à la station des Gobelins. Quand j'y monte, gare Montparnasse, le bus est vide. Je profite de cette solitude inespérée pour m'abîmer dans une lecture que perturbent à peine les passagers qui, de station en station, s'asseyent autour de moi. A Vavin, toutes les places assises sont occupées. Aux Gobelins, le couloir est bondé. Je le constate avec l'innocent égoïsme de celui qui, ayant trouvé un siège, jouit d'autant mieux de sa lecture." (lu justement cet extrait assise, dans un tram plein)